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lundi 18 mai 2020

Il était une fois 2 bouteilles


Le 11 mai 1981, une tempête d’une intensité exceptionnelle déchaîne les éléments à l’embouchure du Wouri, l’immense fleuve qui se jette dans le Golfe de Guinée. Le plus vieux porte-conteneurs du monde, le bien nommé Chariot des Dieux effectue sans le savoir son dernier voyage entre le port du Havre et celui de Douala, capitale économique du Cameroun.

Ce fameux lundi, c’est comme un tremblement de mer qui secoue les conteneurs et tout ce qu’ils contiennent comme des cocotiers. Ces petites particules élémentaires, marchandises, colis, paquets, cartons, véhicules, semi-remorques, se retrouvent soudain hachés menus, renversés, écrabouillés sous les effets de la houle et des creux immenses qui se forment à la surface du Wouri. Ca s’entrechoque, ça fait blam, ça fait crash, ça fait un vacarme de tous les diables. Certains finissent déformés, éventrés par la nature en furie, d’autres glissent et sont engloutis dans les eaux sombres du fleuve. La surchauffe dans la salle des machines entraîne bientôt une dangereuse avarie. Le gouvernail est livré à lui-même, le Chariot des Dieux à la dérive s’échoue sur une langue de sable lors d’une manœuvre désespérée pour éviter le pire.

Comme souvent après la tempête, le calme et le ciel bleu reprennent leurs places sur la baie. Une fois les évacuations du personnel effectuées, le bruit se répand comme la poudre sur la côte qu’une caverne d’Ali Baba flottante n’attend que le visiteur audacieux pour s’offrir à lui sans faire de difficultés. Les embarcations de fortune surgissent alors de nulle part, viennent de partout pour récupérer tout ce qui peut l’être. Une ruée vers l’eau. Ca grimpe à la courte échelle, ça dresse des cordages de fortune, ça vide et ça désosse le monstre des mers, vaincu par les éléments puis par tant de volontés agglutinées.

Dans l’un des conteneurs, le spectacle est celui d’un champ de bataille, le silence celui d’un cimetière. Des casiers et des casiers de Zapaldea retournés, emberlificotés, baignant dans une mélasse de liquide collant de sucre et de bris de verre. Du jus s’est répandu partout. Le lieu est encore hanté par l’écho du bruit que fait le verre quand il se brise en s’éparpillant. La Zapaldea est une boisson gazeuse à base de pomme au succès fulgurant à l’époque. Elle arrive d’Europe pour conquérir de nouveaux territoires, de nouveaux consommateurs. Et comme dans tout cataclysme, il y a les miraculés, les inoxydables, les incassables. Seules deux bouteilles ont échappé au massacre. Toutes leurs copines de casier sont en morceaux. Ces deux-là pourront témoigner si on leur en laisse le temps et le loisir.

De cet enfer et du choc provoqué par leur collision, elles ont gardé pour seul souvenir une entaille profonde chacune. Un impact précis. Et probablement que ce signe du ciel les aura rapproché. L’augmentation de la pression dans les bouteilles aurait pu provoquer leur décapsulage, mais non. Le choc a été comme une révélation, une étincelle. Un Big Bang intime. La naissance de quelque chose. Elles rêveront désormais l’une de l’autre, de se retrouver un jour prochain. D’échanger, de se rappeler que leurs histoires sont scellées par un destin commun. Hélas, dans la cohue, elles comprennent vite qu’elles sont amenées à probablement ne plus jamais se revoir et n’ont pas le temps de se dire les choses... Trop tard. Chacune est emportée par un pillard différent. 

L’une gagne l’enfer de la consigne, les obscurs réseaux de limonadiers, le trafic de la bouteille qui joue et rejoue sans cesse la même partition. A l’usine. L’embouteillage. Le lavage puis l’encapsulage. L’usine puis la brasserie. Le casier puis le ventre du client fatigué du vendredi soir. Enfin le retour à l’usine. Bref, la routine à sentir encore et encore l’haleine du buveur qui coupe son whisky avec du soda, à écouter les monologues sans queue ni tête des déprimés du week-end… Toujours dans un coin à ratiociner, à haranguer les petits coins sombres croyant y voir de méchants ennemis, cherchant à y rejouer les moments frustrants de la journée, à les tourner à son avantage tout en caressant du doigt cette petite fêlure sur le ventre de la bouteille sans savoir quelle en est l’histoire. L’étiquette d’origine a été remplacée 1000 fois, la boisson à base de pomme est rapidement remplacée par toutes sortes de sodas fabriquées localement dans les brasseries du quartier Bali. La forme de la bouteille est standard, l’étiquette facile à remplacer. Elle en aura vu de nouvelles compagnes d’usine finir réduites à l’état de tesson et parfois même par alimenter la rubrique faits divers bien malgré elles. Puis un jour elle finit par faire l’objet d’une commande juteuse de Top Pamplemousse. Le goût de la nouveauté, de l’aventure, la réveille. Embarquement pour l’Adamaoua, pour Ngaoundéré plus exactement. C’est de là qu’elle va même continuer son voyage jusqu’aux paysages fantomatiques et brûlants de Rhumsiki. Peut-être le plus bel endroit du monde. Où tout commence et tout finit. Mais elle reste mélancolique,  marquée à tout jamais par ce fameux jour où elle avait entendu tant d’hommes rire de cette prise inespérée sur le Chariot des Dieux aussi vite qu’ils s’étaient mis à pleurer la disparition d’un certain Bob Marley sans comprendre ce qui pouvait susciter chez eux tant d’émotion.

Pendant ce temps, l’autre survivante n’a pas eu le même destin. Un pêcheur n’appréciant guère son contenu a grimacé avant de la jeter négligemment sur la berge, route des singes. L’acidité de la pomme peut-être. A l’époque la route porte bien son nom. Des chimpanzés occupent toute la zone marécageuse, étirant leur royaume de mangrove en mangrove jusqu’à la frontière au Sud avec la Guinée Equatoriale. La bouteille va grossir le flot des ordures qu’Hysacam collecte dans toute la ville. La bouteille atterrit au sommet d’une montagne de déchets, C’est en réfléchissant la lumière du soleil qu’elle attire le regard immobile d’un fou, d’un original qui vit nu, non loin de là, sur les larges trottoirs longeant l’axe lourd au niveau du marché aux fleurs. Il va la chérir, la décorer, en faire une compagne de tous les instants lors de ses déplacements sans but dans la ville. Mais sa durée de vie (comme pour tous ces hommes qui ont un pied ici et un autre déjà de l’autre côté) sera brève, la faute à un grumier usé par les années, devenu incontrôlable. La bouteille se retrouve ainsi de nouveau seule, abandonnée sur un trottoir de Bonapriso, le quartier huppé. Une femme du monde allant faire ses soins au Mind Body and Soul arrête son chauffeur. Séduite par cette bouteille exhibant ses couleurs vives, elle descend de son rutilant 4*4, s’en saisit et la transforme bientôt en soliflore de circonstances pour ses soirées « glamour » entre copines. Lorsque la femme doit finalement retourner prématurément avec sa famille en France, elle confie la bouteille à une amie Camerounaise qui cherche alors des idées pour aménager avec goût et raffinement des boukarous dont elle a la gestion au coeur de la réserve de Wasa dans le Grand Nord. La bouteille finit par y trôner, remplie de couches de sables de toutes les couleurs dont regorgent les sols camerounais, en bonne place au milieu d’une table taillée dans un fromager centenaire.

Voilà qu’un beau jour, une famille en vacances s’installe dans le boukarou. Elle y installe ses affaires, les vivres et les boissons dans le réfrigérateur. Masa Ndi est venu avec ses parents, tous trois sont originaires de Bana, ville de la région de l’Ouest. Masa s’est réveillé très tôt ce matin-là. Le soleil se lève à peine. Ses parents, Joseph et Marguerite, dorment encore. Masa aime au petit matin aller dans le salon et poursuivre l’écriture de son histoire de zombie qui commence par un froid polaire recouvrant Douala et le retour à la vie d’ancêtres venus régler leurs comptes avec des descendants ayant oublié leurs traditions et négligé leurs racines au profit d’un modèle occidental pourtant en fin de course.

Le petit Masa s’interrompt. Il vient d’écrire le mot FIN. C’est qu’il avance vite quand il est seul. Quelques ratures et notes dans la marge y apparaissent ici et là. Il se dirige vers le frigo, en sort une bouteille de Top Pamplemousse, la décapsule, arrache la petite languette sous la capsule et réfrène un cri de joie, prenant soin de ne vouloir réveiller personne. Il vient de gagner une boisson gratuite dont le dessin apparaît sur l’envers de la capsule. Le petit impact vers le milieu de la bouteille, sous l’étiquette, ne tromperait pas l’observateur averti.

C’est curieusement lorsque Masa la pose sur la table à quelques centimètres de la bouteille décorative au centre de la table qu’il réalise à quel point les deux bouteilles sont semblables. Et chose plus étrange encore, il assiste alors à l’impensable.

Dans cet endroit, l’extrême nord, l’humidité n’existe pas. Vous pouvez perdre des litres d’eau mais vous ne transpirerez jamais. Ou plutôt vous ne vous verrez pas transpirer. Il se passe pourtant soudain une chose extraordinaire sous les yeux de l’enfant ébahi. Sa bouteille décapsulée fait apparaître progressivement sur son verre, des petites gouttelettes d’eau, comme sous l’effet de la condensation.

Il note le même phénomène sur l’autre bouteille décorée. L’enfant comprend que ces retrouvailles entre les deux bouteilles n’ont rien d’anodin. C’est l’émotion, les larmes de joie, de bonheur, qu’il voit émerger de la surface de leurs verres respectifs.

Le jeune homme s’efface alors discrètement. Elles ont probablement tant à se dire. Mais par où commencer ? Il croit d'ailleurs en rejoignant sa chambre entendre la petite voix fragile de l’une chuchoter à l’autre son histoire un peu folle jusqu’à ces retrouvailles qui ne le sont pas moins. Le soleil inonde à présent le salon. Le petit Masa revenu sur son lit écrit alors ces mots à la hâte : 

« Il était une fois deux bouteilles... »

Une nouvelle histoire est en train de naître sous sa plume.

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