Nombre total de pages vues

samedi 8 août 2020

L'homme qui, un jour, murmura à l'oreille de ses cheveux


Raymond, un homme dont chacun louait la beauté lorsqu'il avait 16 ans, faisait l'objet d'une admiration toute particulière pour sa crinière de feu au volume royal, créature presque vivante, aux mouvements naturels qui inspiraient autour de lui un amour sans réserves. En conséquence de quoi il choisit d'en faire le métier d'une vie et devint Coiffeur-Visagiste, Une passion nourrie de ce qu'il avait de si beau sur le sommet du crâne.

Il commença son activité en créant le 11 décembre 1973 un petit salon sur la place de l'église de son village sur les bords de l'Adour. L'ancien garage de la maison familiale fut transformé pour l'occasion. Il y connut ses grandes heures, y eut d'illustres clients : chaque été, Roland Barthes et toute l'année sa maman, occasionnellement les Frères Gomez, architectes reconnus de la région mais aussi François-Maurice Roganeau, peintre et prix de Rome dans la fraîcheur du XXème siècle. Même Pierre Benoît, auteur célèbre de l'Atlantide, était venu se faire coiffer entre deux voyages vers le lointain. Plus récemment, on comptait Jacques Martin ou les propriétaires cossus du Château de Montpellier sur Adour à Saint Laurent de Gosse. Ce fut l'âge d'or du petit salon de Raymond dont l'enseigne indiquait avec modestie "Salon de Coiffure".

Le temps fila, le village s'agrandit, devint banlieue périphérique puis dortoire de Bayonne, d'Anglet, de Biarritz où les loyers étaient devenus hors de prix, où l'on ne trouvait plus à se loger. Les us et coutumes avaient également changé, le fleuriste, le Guyenne et Gascogne, le point presse, l'Auto-école, le pressing, tout avait fermé, remplacés par le tout en un, le centre commercial couteau suisse visant par le trafic et le remplissage de son parking à ciel ouvert à rentabiliser son investissement en attirant le gros des bourses de tous les foyers du village.

Raymond dut s'adapter, il se serra la ceinture mais conserva le noyau dur de sa clientèle historique, et put continuer à vivre, même chichement de son activité. Mais la vie fit son oeuvre et ses clients d'avant, les plus fidèles, il ne les croisa plus qu'au cimetière ou au détour d'une conversation avec des survivants de cette époque où le village était village, où l'on y venait pour ce qu'il était, pas pour chercher un jardin ou des loyers plus abordables. Rapidement les nouveaux habitants rattrapés par l'atavisme et la nostalgie de la ville plus grande retournèrent se faire coiffer dans les "grands salons" de Bayonne, Anglet ou Biarritz, dans les chaînes naissantes, les franchises cavaleuses... Raymond en fit naturellement les frais.

Une maison de retraite ainsi qu'un foyer de jeunes en difficulté virent le jour en lieu et place de fermes abandonnées après l'exode rural des familles "historiques" du coin ou simplement suite à une discorde au sein d'une fratrie à l'heure fatidique de se partager l'héritage.

Poussé par la nécessité, Raymond dut se convertir à la voiture qu'il acheta d'occasion (une Volvo 464 automatique gris métallisé) dans le garage du gentil Sangla sur la montée qui reliait la voie ferrée au centre du village, juste en face du pont qui faisait se rejoindre les Landes et le Pays Basque. Il passa son permis, s'acheta le nécessaire portatif, plus léger, et son Salon de Coiffure devint un Mobil Home Urtois, le service à domicile ! Il fallait bien continuer à vivre de sa passion. Mais il refusa coûte que coûte de vendre et de laisser à d'autres son salon. C'était son petit sanctuaire dont il n'entendait se débarrasser pour rien au monde. Sur ce point, il serait intraitable ! On avait beau lui répéter qu'un cheval à l'écurie ne servait à rien, que ce salon ne produisait plus rien et n'avait donc pas d'intérêt à rester ainsi, vide, poussiéreux, et figé dans un passé révolu, il resta ferme, imperturbable. Il avait fait le choix de cette passion, de ce métier, de ce salon qui avait pris toute la place, n'en avait laissé aucune même pour quelqu'un avec qui partager sa vie. Tout était là.

Un beau jour, un de ces merveilleux jours lumineux où rien ne peut vous arriver de grave, sur l'un de ces trajets qu'il connaissait par coeur, pour aller à la rencontre d'un client qui habitait les bords de l'Ardanavy, il eut cette inattention fatale entraînant la sortie de route qui le laissa sans voiture et pire : paraplégique.

Il ne se souvenait de rien à son réveil. Sauf qu'il était de nouveau chez lui, une infirmière aux petits soins venant chaque jour pour l'aider à domicile. Ohiana. Elle venait le lundi et le mercredi. le massait, drainait son corps meurtri et faisait aussi la vaisselle et un peu de ménage. Ils avaient drôlement sympathisé et les photos de ses deux enfants qu'elle élevait seule trônaient déjà sous des magnets sur le frigo de Raymond : Sara et Romeo. 

Une vie d'invalidité commença avec ce qu'il vient toujours de difficultés, d'isolement, de déprime. Lui qui était si entouré, si enjoué, si délicat, si attentionné, si autonome, si digne, si fier, il était désormais seul, incapable et immobile. Heureusement il y avait Ohiana qui essayait, faisait ce qu'elle pouvait pour le distraire, lui rendre le sourire. Raymond avait déjà près de 75 ans.

Et comme si cela n'avait pas suffi, il vit avec horreur au début de l'automne son cheveu devenir terne, fin, cassant, son crâne se dégarnir en l'espace de quelques semaines. L'origine de sa vocation première se faisait la malle.

Un matin d'hiver lugubre et brumeux, il prit sa décision. Le ciel était bas dehors et les arbres nus. Un acheteur, un de ces acharnés qui ne reculent devant aucune outrance, avait eu raison de la patience de Raymond qui s'apprêtait à conclure la vente de la maison familiale (et du petit salon attenant). Ensuite, il se laisserait partir.

Mais c'est à la faveur d'un rayon de soleil oblique déchirant l'opacité environnante ce matin là, qu'il vit alors qu'il était sur le point de signer la vente ce qu'il reconnut immédiatement comme étant l'un de ses cheveux flottant, léger, dans le rai de lumière, comme en lévitation, dans une sorte de danse hypnotique pour finir par se poser sur son crâne nu. Il lâcha le stylo, s'en saisit silencieusement, le contempla respectueusement, et murmura seul au fond de son lit médicalisé : "Heureux de vous revoir, très cher".     
Ce fut le déclic. Il se mit en tête avec un enthousiasme retrouvé de retrouver chacun de ses cheveux, de les convaincre un à un de revenir prendre place sur son cuir chevelu redevenu accueillant comme au temps de sa splendeur et de sa chevelure ondulante de fils épais d'argent et d'or.

Regardez, vous voyez déjà la différence ?" assénait-il avec assurance à Ohiana d'une semaine à l'autre ?

Ohiana aimait le taquiner, elle se moqua gentiment de cette nouvelle lubie mais au fond elle était heureuse qu'il ait refusé de baisser les armes.

Elle souriait face à ses certitudes, mais souria de moins en moins constatant les progrès, voyant comment ce duvet s'était naturellement reformé, de façon homogène sur le haut du crâne. Elle était à présent subjuguée, persuadée qu'il avait secrètement commencé un traitement, elle chercha dans la pharmacie, dans les placard accessibles de la cuisine, mais ne trouva rien qui puisse donner une réponse rationnelle à ses questions.

A s'oublier de nouveau dans cette quête, avec passion, Raymond ne se vit pas retrouver du tonus musculaire dans les bras pour se déplacer, il ne se vit pas reperdre le poids superflu qu'il s'était infligé pendant sa convalescence. Il sentait lui-même comme la masse capillaire reprenait place sur son crâne, mû par l'amour qu'il témoignait à ces revenants (au fond jamais partis ailleurs que dans sa tête). Chaque matin puis chaque soir il prenait le temps de leur dire à chacun "merci d'être revenu", qu'il serait plus aimant à présent, que leur vie serait à nouveau une vie de cheveu alerte et heureux.
          
Un matin, il s'aperçut après coup, qu'il était sorti de son fauteuil et qu'il avait pu ramper tout seul jusque sous le lit de la petit chambre du Rez de chaussée pour parlementer avec un cheveu qui dormait là coincé dans une irrégularité du vieux plancher. Sans même s'en rendre compte, il avait retrouvé l'usage de ses jambes, il pouvait remarcher. Ses cheveux n'avaient pas fait que revenir, ils lui avaient sauvé la vie.

Après quelques semaines des rééducation, il rendit fous les médecins les plus optimistes qui jamais n'avaient imaginé qu'on puisse remarcher à son grand âge après pareil accident. Mais le plus incompréhensible pour les observateurs fut cette chevelure argentée qui était de retour sur le haut de son crâne. Dense, impénétrable et flamboyante.

Avec l'aide d'Ohiana, Raymond rouvrit son Salon qui avait tout ce temps dormi dans un glorieux passé, immobile, impeccable, rassurant, molletonné. Retour aux affaires qui coïncida avec le retour au premier plan du "vintage", du désir de proximité, de voisinage, de petits commerces indépendants d'antan... Chacun se détournait à présent des chaînes de restaurant ou de Salon de coiffure, on recherchait l'authenticité. De la personnalité. De l'originalité. On vint de partout, de France, puis du Monde pour découvrir, photographier et célébrer le Salon si mignon, "dans son jus", "envoûtant", "à l'état brut" (les titres de la presse locale, les commentaires extatiques sur internet), un voyage à lui tout seul vers un passé que personne n'avait connu mais que tout le monde semblait préférer... Ce petit lieu exigu, fonctionnel, chaleureux, avec ses fauteuils à mise en pli, ses longues bouteilles de laque imposantes, son vieux lecteur 33 tours d'où s'échappait du Grover Washington, ses Walkman d'antan posés sur les oreilles des clients pendant que Raymond retrouvait sa verve et les gestes amples et hypnotiques de sa grande époque.

Ohiana devint son assistante, son âme soeur, sa confidente, sa compagne, malgré la différence d'âge. Toutes ces épreuves avaient permis à Raymond de trouver de la place dans son coeur pour quelqu'un d'autre et pour autre chose que sa seule passion. Ils eurent ensemble un enfant qu'elle appela Ramuntcho (Raymond en Basque).

Il vécurent heureux tous les 5 (Sara, Ohiana, Romeo, Ramuntcho et Raymond) jusqu'à la fin de leurs jours. Lorsque Raymond fut parti, serein, la famille continua de perpétuer sa mémoire en créant en lieu et place du salon un petit musée dont le nom disait tout :

"Ici vécut Raymond, l'homme qui, un jour, murmura à l'oreille de ses cheveux"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La disparition mystèrieuse de Mascotto Biscoto

La mascotte de la Coupe du Monde 2038 au Maroc a disparu. Qui sont les responsables ? Qui a commis cet acte ignoble ? Où est-elle passée ? L...