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lundi 3 juillet 2023

En apesanteur

L'immeuble naquit il y a fort longtemps dans le quartier des Amandiers. Un accouchement majestueux, sans douleur. Il avait été conçu avec le projet d'y installer de vastes ateliers des métiers de l'artisanat. Hauteurs de plafonds, robustesse des matériaux, du bon sens à chacun de ses 8 étages, un édifice construit pour durer, tout ici était remarquable et pérenne. De la belle ouvrage. A coup sûr, le temps s'y casserait les dents. Mais pour Babbu le petit ascenseur qui avait été livré avec, tout était vite devenu douloureux.

D’abord avec la flambée des effectifs de sociétés nouvellement installées au cours des années 80. Le petit moyen de transport en fit rapidement les frais. Ca montait ça descendait, ça défilait, et lui s'épuisait, s'usait les câbles, se chauffait les parois jusqu'à l'huile qu'il avait épaisse et noire. L'ascenseur fut sollicité comme jamais finissant par ressentir de la fatigue, envoya des signes d'essoufflement, de charge mentale... Jusqu'à ce fameux mercredi qui acheva de précipiter les choses.

Ce 21 juin 2023 fut une journée étrange, inhabituelle. Beaucoup trop de monde d'un seul coup dans l'ascenseur, d'ordinaire si tranquille à cette heure avancée de la matinée. Autour de 10h00, ça descendait par paquets, à la queue-leu-leu depuis le 8ème, le 6ème et même le 5ème étage. Les tenues étaient sombres, les silences pesants. Il était question d'un départ inattendu. Babbu comprit rapidement. Tout ce beau monde allait se recueillir pour honorer la mémoire de... Felipe que certains proches collaborateurs appelaient avec affection « The Father ». 

Ce fut un choc. Lui revint d’abord cette envolée lyrique de Felipe faisant dans la montée vers ses bureaux le récit de son dernier voyage à un auditoire fasciné, contant les rites d'une tribu malaisienne qui pour honorer un mort offraient sa dépouille à la branche la plus haute de l'arbre le plus vieux du village avant de déménager pour aller s'installer plus loin par respect pour le lieu et la mémoire de la personne disparue. Babbu ne put s'empêcher de penser que ce matin-là les vivants quittaient l’immeuble après avoir abandonné le corps de Felipe sur les hauteurs de l'édifice.

Mais tous revinrent sur les coups de treize heures. La messe était finie. Les yeux étaient rougis. Les mines tristes. Alors Babbu se rappela de l’essentiel. Les images défilèrent comme les numéros d'étage sur son cadran en acier inoxydable. Lui et Felipe c'était l’histoire d’un heureux malentendu intervenu dans la fraîcheur du début des années 2000. Tout droit sorti d'un film d’anticipation, un nouvel objet étrange faisait alors fureur : le téléphone sans fil. Ce fameux jour, Felipe la main sur l'objet calé contre son oreille, donna à Babbu le sentiment qu'il lui adressait un message personnel en défiant son propre reflet...

"N'aie pas peur d'être heureux, ne fuis pas ton bonheur"

Babbu pour la première fois se sentit exister, se sentit respecté. Mais voilà, « The Father » est parti sans prévenir. Et Babbu ressent confusément qu’il est temps de mettre en actes ce précieux conseil qu’il lui prodigua sans le savoir, sans même le vouloir. Histoire d’honorer sa mémoire. Babbu ronge son frein. C’est l'appel des grands espaces, il veut assouvir son désir le plus secret : quitter sa condition, accéder au 8ème étage, voir enfin la lumière du jour... Il s'accroche à l'espoir de s’extraire de sa cage obscure, de voir enfin ce que son occupant préféré décrivait comme la plus belle vue panoramique qui soit sur Paris : Combien de fois Babbu entendit-il Felipe amenant ses clients sur le toit terrasse s’exclamer avec  passion : "Vous allez voir cette vue... A 360 degrés... Tour Montparnasse, Tour Eiffel, La Défense, Sacré Coeur... Un panorama unique au monde. Extraoooordinaire !". Ajoutant parfois "Le plus dur vous verrez, ça a été de construire la ville autour"... Ponctué d'un beau rire communicatif.

Le projet fou de Babbu vient soudain de naître dans les circonvolutions des circuits de sa carte-mémoire. Procéder avec méthode. Il va falloir provoquer les choses... Il a repéré le petit Clément, réparateur timide, fébrile au contact des autres, solitaire et qui a toujours un regard discret mais brûlant, langoureux pour Sobia, la responsable des services généraux de la société dont « The Father » était le fondateur. Babbu sait que Sobia peut être la clé de voûte de son improbable projet d'évasion. Dès le lendemain, il met en route son stratagème, simule une panne pour que Sobia se retrouve coincée à l’intérieur. Inévitablement, Clément est appelé, il accourt. Réglant chaque détail comme du papier à musique, Babbu provoque ainsi leur rencontre dans son antre. Il parvient à les y enfermer. Eteint ses lumières. La flamme d’un briquet s‘allume. Tout se passe comme dans un rêve. Hors du temps. Ca chuchote. Les deux tourtereaux se rapprochent. S’apprivoisent. On fait connaissance.

Clément remplace la carte mémoire et glisse celle de Babbu dans sa sacoche. L'ascenseur repart vers le 8ème. Il est tard. On est en juin. Il fait anormalement chaud. Sobia entraîne Clément dans les grands bureaux qui sont à présent déserts. Pour se rafraîchir. Boire un peu d’eau.

Elle lui fait découvrir une vue imprenable sur le tout Paris. Le coucher de soleil est déjà là.

Chacun est sans voix devant le spectacle mais chacun a vaincu sa timidité et sait ce qu’il veut. Clément dépose sa sacoche sur la bordure en pierre de l’immense terrasse.

Depuis l'intérieur du sac entrouvert, Babbu découvre alors avec émotion ce que Felipe alias « The Father »  racontait de son vivant avec tant de passion. Il a suivi son conseil. Il n'a pas eu peur d'être heureux. Il l'est à présent. Il n'a pas fui son bonheur. Il le tient désormais.

Derrière lui, Sobia et Clément s'embrassent pour la première fois. C’est sûr, ils vont s'aimer.

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