L'immeuble naquit il y a fort longtemps
dans le quartier des Amandiers. Un accouchement majestueux, sans douleur. Il
avait été conçu avec le projet d'y installer de vastes ateliers des métiers de
l'artisanat. Hauteurs de plafonds, robustesse des matériaux, du bon sens à
chacun de ses 8 étages, un édifice construit pour durer, tout ici était
remarquable et pérenne. De la belle ouvrage. A coup sûr, le temps s'y casserait
les dents. Mais pour Babbu le petit ascenseur qui avait été livré avec, tout
était vite devenu douloureux.
D’abord avec la flambée des effectifs de
sociétés nouvellement installées au cours des années 80. Le petit moyen de
transport en fit rapidement les frais. Ca montait ça descendait, ça
défilait, et lui s'épuisait, s'usait les câbles, se chauffait les parois
jusqu'à l'huile qu'il avait épaisse et noire. L'ascenseur fut sollicité comme
jamais finissant par ressentir de la fatigue, envoya des signes
d'essoufflement, de charge mentale... Jusqu'à ce fameux mercredi qui acheva de
précipiter les choses.
Ce 21 juin 2023 fut une journée étrange,
inhabituelle. Beaucoup trop de monde d'un seul coup dans l'ascenseur,
d'ordinaire si tranquille à cette heure avancée de la matinée. Autour de
10h00, ça descendait par paquets, à la queue-leu-leu depuis le 8ème, le 6ème et
même le 5ème étage. Les tenues étaient sombres, les silences pesants. Il était
question d'un départ inattendu. Babbu comprit rapidement. Tout ce beau monde
allait se recueillir pour honorer la mémoire de... Felipe que certains proches
collaborateurs appelaient avec affection « The Father ».
Ce fut un choc. Lui revint d’abord cette
envolée lyrique de Felipe faisant dans la montée vers ses bureaux le récit de
son dernier voyage à un auditoire fasciné, contant les rites d'une tribu
malaisienne qui pour honorer un mort offraient sa dépouille à la branche la
plus haute de l'arbre le plus vieux du village avant de déménager pour
aller s'installer plus loin par respect pour le lieu et la mémoire de la
personne disparue. Babbu ne put s'empêcher de penser que ce matin-là les
vivants quittaient l’immeuble après avoir abandonné le corps de Felipe sur les
hauteurs de l'édifice.
Mais tous revinrent sur les coups de
treize heures. La messe était finie. Les yeux étaient rougis. Les mines
tristes. Alors Babbu se rappela de l’essentiel. Les images défilèrent comme les
numéros d'étage sur son cadran en acier inoxydable. Lui et Felipe c'était
l’histoire d’un heureux malentendu intervenu dans la fraîcheur du début des
années 2000. Tout droit sorti d'un film d’anticipation, un nouvel objet étrange
faisait alors fureur : le téléphone sans fil. Ce fameux jour, Felipe la main
sur l'objet calé contre son oreille, donna à Babbu le sentiment qu'il lui
adressait un message personnel en défiant son propre reflet...
"N'aie pas peur d'être heureux, ne
fuis pas ton bonheur"
Babbu pour la première fois se sentit
exister, se sentit respecté. Mais voilà, « The Father » est parti
sans prévenir. Et Babbu ressent confusément qu’il est temps de mettre en actes
ce précieux conseil qu’il lui prodigua sans le savoir, sans même le vouloir.
Histoire d’honorer sa mémoire. Babbu ronge son frein. C’est l'appel des
grands espaces, il veut assouvir son désir le plus secret : quitter sa
condition, accéder au 8ème étage, voir enfin la lumière du jour... Il
s'accroche à l'espoir de s’extraire de sa cage obscure, de voir enfin ce que
son occupant préféré décrivait comme la plus belle vue panoramique qui soit sur
Paris : Combien de fois Babbu entendit-il Felipe amenant ses clients sur le
toit terrasse s’exclamer avec passion : "Vous allez voir cette
vue... A 360 degrés... Tour Montparnasse, Tour Eiffel, La Défense, Sacré
Coeur... Un panorama unique au monde. Extraoooordinaire !". Ajoutant
parfois "Le plus dur vous verrez, ça a été de construire la ville
autour"... Ponctué d'un beau rire communicatif.
Le projet fou de Babbu vient soudain de
naître dans les circonvolutions des circuits de sa carte-mémoire. Procéder avec
méthode. Il va falloir provoquer les choses... Il a repéré le petit Clément,
réparateur timide, fébrile au contact des autres, solitaire et qui a toujours
un regard discret mais brûlant, langoureux pour Sobia, la responsable des
services généraux de la société dont « The Father » était le
fondateur. Babbu sait que Sobia peut être la clé de voûte de son improbable
projet d'évasion. Dès le lendemain, il met en route son stratagème, simule une
panne pour que Sobia se retrouve coincée à l’intérieur. Inévitablement, Clément
est appelé, il accourt. Réglant chaque détail comme du papier à musique, Babbu
provoque ainsi leur rencontre dans son antre. Il parvient à les y enfermer.
Eteint ses lumières. La flamme d’un briquet s‘allume. Tout se passe comme dans
un rêve. Hors du temps. Ca chuchote. Les deux tourtereaux se rapprochent.
S’apprivoisent. On fait connaissance.
Clément remplace la carte mémoire et
glisse celle de Babbu dans sa sacoche. L'ascenseur repart vers le 8ème. Il est
tard. On est en juin. Il fait anormalement chaud. Sobia entraîne Clément dans
les grands bureaux qui sont à présent déserts. Pour se rafraîchir. Boire un peu
d’eau.
Elle lui fait découvrir une vue imprenable
sur le tout Paris. Le coucher de soleil est déjà là.
Chacun est sans voix devant le spectacle
mais chacun a vaincu sa timidité et sait ce qu’il veut. Clément dépose sa sacoche
sur la bordure en pierre de l’immense terrasse.
Depuis l'intérieur du sac entrouvert,
Babbu découvre alors avec émotion ce que Felipe alias « The
Father » racontait de son vivant avec tant de passion. Il a
suivi son conseil. Il n'a pas eu peur d'être heureux. Il l'est à présent. Il
n'a pas fui son bonheur. Il le tient désormais.
Derrière lui, Sobia et Clément
s'embrassent pour la première fois. C’est sûr, ils vont s'aimer.
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