Je ne voudrais pas qu'on l'oublie. Je l'appelais parfois "Le roi Léon". Mes origines Bayonnaises que voulez-vous ? Déformation personnelle. Il s'appelait Léon Roussin.
Que dire de sa
jeunesse ? C’est son jardin secret. Parfois, il y retourne en pensée pour être
heureux je suppose. Je sais qu’elle fut dorée. Une de ces jeunesses
d’européens vivant l’expatriation en Afrique de l’Ouest dans les années 80.
Abidjan. Rentré dans la Banlieue Ouest en 1986, tout commence
vraiment lorsqu'il a 25 ans. Son vieux, méticuleux, organisé,
prévoyant, lui a toujours inculqué la capacité à prévoir, anticiper,
rester calme pour voir au loin. Alors le Léon il a fait les choses comme ça.
Disons pour être un bon garçon, pour faire plaisir. Avec son pécule hérité
d'une coopération effectuée en Afrique australe, le Mozambique, il a pu dès son
retour acheter un modeste 2 pièces dans le 19ème arrondissement au quatrième étage (la porte
pile en face de la mienne sur le palier, j'arriverai trois décennies
plus tard). Une acquisition pour être autonome, ne dépendre de personne.
Léon a démarré sa vie professionnelle comme contrôleur de gestion à La Défense.
Son tout premier achat pour l'appartement - elle a de l'importance pour la
suite de mon histoire, fut un petit four micro-ondes quelconque, une entrée de gamme, rien de spécial, de ceux qui permettent alors aux étudiants de
réchauffer rapidement des plats quand ils envie la flemme de cuisiner. Est-on jamais tranquille et posé à 20 ans ? J'en sais quelque
chose.
L’appartement était le lieu de vie rêvé
pour un célibataire guettant, cherchant à se fixer comme l’abeille sur la fleur
pour butiner. Léon se cherchait alors et parcourait la grande ville aux plus
belles heures de ses nuits. Epoque où il croisa Nougaro puis Roland Topor, tous deux hilares, sur le Boulevard Saint Michel après minuit, époque où il passa un ou deux soirs du
Beaujolais Nouveau dans une cellule de dégrisement. Ces souvenirs n'ont de prix
que sur le moment. Et puis il a beaucoup voyagé seul, sac au dos, tenté
l'aventure sans retour pour l'Australie en bateau. Sans succès mais quel voyage
! Aussitôt arrivé, aussitôt revenu. Le Léon avait longtemps gardé ses meilleurs
amis, il était entouré. Son vieux lui avait d'ailleurs maintes fois dit :
"Avoir des amis, des vrais, c'est important".
Puis un jour, comme souvent par le travail,
lors d’un séminaire professionnel, il rencontre l’amour et s’engage. Les
tourtereaux sont discrets, évitent les regards au bureau. Rapidement tout le
monde se doute puis sait, les bruits courent c'est leur nature que de circuler,
vous échapper comme l'argent qui brûle les doigts. Mais les amoureux apprécient
de poursuivre ce petit jeu de dupes qui donne à leur retrouvailles le soir dans
le parking souterrain à l’abri des regards indiscrets des airs de jeu dangereux
où tout doit être fait avec intensité, avec le sens de l’urgence dans le
respect des lois du genre.
Mademoiselle vient s’installer dans
cet appartement où le mobilier évolue, le lit devient plus grand, des fêtes
accueillant plus de gens s’y donnent jour, la cuisine s’équipe visiblement (à
l’issue de la pendaison de crémaillère officielle du couple). Et Léon remise alors son petit four d'étudiant à la cave. Il resservira peut-être un jour qui sait ? Ce sont autant de
détails lumineux et photographiques qui lui reviennent en mémoire.
Un jour, une opportunité à l'étranger se
présente à eux et ils sont emballés. Léon sera directeur financier en Afrique
(tiens donc) de la filiale d’un groupe industriel français. Envie de s'y
lancer à corps perdu. Ca lui rappelait sa jeunesse. Léon se rappelle bien de
ce jeudi gris et pluvieux à la fenêtre quand s'élève du poste de radio "I
heard some bad news today" de Luther Allison. Il y a tout de suite vu comme
un signe. Une prémonition. Mais ils partent à l’aventure. Sans se
retourner. Les voilà envolés pour l’étranger. Un avion déchire l’azur. Les
malles ? Une société passe les récupérer.
Le temps file. Léon verra désormais moins
les copains qu’il perdra de vue. Il n’aura pas su entretenir la flamme
de l’amitié. Il s’en veut. Il regrette.
Et l'appartement dans tout ça ? Il reste seul. Il se vide. Plus rien. Vit dans l'absence. Puis il se remplit. Loué
meublé, il restera tel quel. Un décor de théâtre qui attend le retour de ses
occupants. De ses acteurs principaux. Pendant que les seconds couteaux s’en
donnent à cœur joie, longtemps avant que je ne m'installe sur le palier en
face. Il y eut d’abord un jeune couple sans enfant jusqu'à ce que leur
séparation soit scellée par l'arrivée d'un petit chat dans leur foyer, faisant
probablement émerger la vérité sur leur désir de ne pas se projeter plus loin
ensemble. Il y eut Katia, la fille d’un grand écrivain, vivant dans l'ombre du
géant, cherchant sa propre lumière, s'y contorsionnant. Une vie d'illégitimité
vécue comme une plaie. Et les expédients pour taire la douleur. Les marées
urbaines sont ainsi. Des locataires vont et viennent, s’y succèdent, au rythme
des saisons, les marronniers se décharnent le temps d’un hiver sur le square en
contrebas. Puis fleurissent à nouveau. Célibataires, couples, projets d’enfant,
disputes, chômage, cris, alcool, excès, deuils, fous rires, esclandres.
S’oublier parfois, et puis les périodes d’inoccupation qui redonnent à
l’appartement la parole. Il est à nouveau seul avec ses quatre murs
soigneusement lavés. Il peut à nouveau penser, réoccupe tout son espace. Le temps file
et voilà Léon qui revient un beau jour avec sa femme et deux enfants. Deux
filles. L’une a déjà 10 ans, l ’autre 3. Les 9 mois de grossesse sont
interminables puis c’est le toboggan de la vie.
Léon a pris cher. Il se tient voûté. Ses
cheveux ? Envolés ! Il n’a pas su affronter une dépression profonde. La
perte de ses parents coup sur coup pendant son absence. Un licenciement mal
vécu. Il ne travaille plus. Les problèmes de santé sont arrivés. Tout grisonne.
Même dans sa tête, même dans son corps. Douleurs articulaires. Surpoids.
Cholestérol. Fatigue. Apnée du sommeil. C’est lui qui devient suiveur
cette fois. Dans la rue il ne marche plus devant mais derrière sa femme et
ses deux filles. Il est devenu un poids. Il le sent. Sa femme trouve une
opportunité en province. La petite famille suit le mouvement. Mais il n'est
déjà plus que l'ombre de lui-même.
Les années s'envolent à nouveau.
Comme Ulysse de son long voyage, le roi
Léon revient finalement seul à l'âge "de la retraite" comme on
dit. Lui ne travaille déjà plus depuis longtemps. Il s’installe pour la dernière fois dans l’appartement où il avait d'abord vécu
seul. Ses enfants sont grands et il est séparé de sa femme. Elle a refait sa vie
plus loin avec un farfelu (ses propres mots). Léon a des tremblements, des trous
de mémoire, des maux de tête… Il apprend rapidement qu’il a une maladie
dégénérative. Ses filles viennent de moins à moins souvent lui rendre visite.
J'habite depuis peu sur le palier, juste en face. Je passe le voir de temps à autre. M'assurer que tout aille bien. Je suis arrivé trop tard, je ne l'ai pour ainsi connu que vieux et abandonné le roi Léon. La dignité c'est ce qu'on se refuse éperdument à laisser filer. Et Dieu sait qu'il l'était, digne malgré son état. J'aurais juste aimé qu'on le respecte plus.
Dès que la confiance est là, il me sollicite. "Joël par ci, Joêl par là, un ange... le fil que je n'ai pas eu". Je descends à la cave récupérer ses effets d’antan. Ceux
d’avant sa vie de père de famille, d’homme responsable. J’y trouve des malles en métal d’un autre temps. Rouillées. Mais le contenu a tenu.
Soigneusement emballé. J'en remonte comme de l'épave du Titanic des objets
obsolètes de sa vie d’avant : un lecteur 33 tours, des cassettes VHS, des
photos jaunies, écornées. Des portraits de jeunes gens qu'il ne reconnaît pas
toujours. "Mes pôôôtes, la belle époque" comme il dit. Et puis il y a ce vieux four vntage, soigneusement rangé dans un carton qui n'a pas souffert du poids des années. Etrange. Il a l'air heureux de le retrouver. Il ne marche pas quand
j'essaye de le mettre en route. En revanche, dès c’est le roi Léon et ses doigts de fée, le four micro-ondes revient à la vie.
C’est l'époque où je crée mon blog. J'y parle des oubliés, de gens comme le roi Léon
qui m'inspirent. Ses envies de départs (il a des coups de mou) m'ont mis la
puce à l'oreille. Je l'ai accouché, il a commencé à me raconter cette vie de
devoir, puis de souffrance, de solitude. C'est aussi le moment où je reçois sur mon blog des
messages d'encouragement, d'admiration d'un mystérieux visiteur, Yann O., qui ne cesse de
me donner l'envie de construire d'écrire, de ne pas abandonner ce qui est encore un jardin secret pour moi.
Un soir, cet
étrange visiteur m'envoie ce message que j'ai précieusement gardé...
"Bonsoir. ici Yann Onyme (manifestement un amateur jeux de mots). tout va bien ? merci pour les nouveaux portraits du mois. Continuez ! Continuez ! Dites, sinon comment va votre voisin le Léon ? Bien j'espère"
Je réalise soudain que je n’ai pas vu le Léon depuis un certain temps. Je me lève d'intuition, vais sonner chez lui. Il ne répond pas. Je suis inquiet. Il m'a laissé un jeu de clés au cas où. J'ai des sueurs froides. J'ouvre, je le cherche et le découvre inconscient sur le carrelage de la cuisine. Il a voulu en finir, un sac plastique sur la tête soigneusement rendu étanche à tout espoir si je n’étais pas arrivé à temps.
Je sais que ces choses-là sont difficiles
à croire. A expliquer. Et pourtant... J'ai compris en relevant la tête. Le
micro-ondes semblait me fixer. Il venait d’émettre un petit clic comme celui
qui retentit lorsque votre plat est prêt . J’ouvris sa mini-porte. Surprise ! A
l’intérieur des pop-corn par centaines qui s’éjectèrent dans la cuisine
comme un pluie de remerciements.
Alors que j’aidai Léon à reprendre ses esprits, j'entendis distinctement "J’ai toujours été là pour lui..." dans ma tête, comme si le four y était rentré.
J'ai déménagé quelques temps plus tard. Je n’ai hélas plus de nouvelles.
Quelques mois plus tard, l'été est arrivé.
Je me promène sur les berges sablonneuses du Quai de Loire le temps d'un Paris
Plage. Je suis en couple pour la première fois. Nous faisons de beaux projets
de vie. L’étranger peut-être. Des enfants, soyons fous. Mais que tout ça passe
vite.
Et soudain, je l'aperçois, c’est bien lui,
le roi Léon. Je l'appelle. Il se retourne lentement. En me voyant, il arbore un large sourire.
Je vais à sa rencontre, je lui présente ma compagne. Nous sommes tellement heureux de nous retrouver. Il est métamorphosé, plein d’allant, de vie.
L’image ne me quittera plus jamais L'instant d'avant, je le reconnais alors qu'il est assis de dos sur la bordure face au canal. Je l'imagine serein, les yeux mi-clos fixés sur l'eau frémissante scintillant à ses pieds. De mille reflets ondulants. Je le reconnais grâce à un détail dont seul moi peut saisir la portée : à ses côtés, sous une ombrelle rococo, c'est bien lui, son compagnon fidèle, indéboulonnable, le petit micro-ondes, l'écran semblant regarder dans la même direction.
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